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04.12.2006

Sur les traces de l'Ogre

Connaissez-vous cette critique de mon album L'Ogre de Silensonge ? Elle est parue dans le magazine Citrouille (La Revue des Librairies Spécialisées Jeunesse) en juin dernier (n°44) - ce que je n'ai découvert que très récemment, lors de mon séjour à Fougères. Mais comme je ne dois pas être seule dans ce cas... généreusement, je fais suivre ! ;-)

 

> Pour une littérature jeunesse positive de la cruauté

 

Les livres pour enfants présentent toujours des méchants qui se voient : des hommes vêtus de noir au regard mauvais, des sorcières à verrues, des tigres aux dents pointues. Grâce aux livres j’ai appris, tout petit, à me méfier des inconnus, à ne plus avoir peur du noir et, à défaut d’avoir un dragon à tuer, à porter le cartable de mes princesses.

Je ne sais à quel âge on comprend que les livres c’est rien que des menteries, que les gentils gagnent rarement, que les princesses sont des garces et que les méchants ne portent pas toujours de manteaux noirs, de verrues et de dents pointues.

J’ai reçu de ma mère une bonne éducation. Toujours à l’écoute, elle répondait sans détour à toutes mes questions. De ses principes, quelques uns étaient pourtant discutables, suivant une logique de conte de fées. En résumé :

- Il faut avoir souffert pour apprécier la vie. Donc les pauvres sont des gens formidables.

- Ce n’est pas bien d’être raciste. Les étrangers sont des gens formidables.

- La maîtresse a plein de choses à t’apprendre. Les maîtresses sont des gens formidables.

Madame Lee Van Fu (orthographe approximative : à prononcer « le vent fou » !) était ma maîtresse en CE1. Aux dires de ma mère elle était pauvre, son mari resté au Vietnam, seule à élever ses trois filles. Pauvre, étrangère et maîtresse, trois raisons pour être une personne formidable.

Elle ne m’aimait pas beaucoup en CE1, j’allais souvent au coin, mais je n’ai pas le souvenir de problèmes avec elle. Dans sa classe, elle faisait des sondages à main levée : qui croit en Dieu ? Combien de fois par semaine changez-vous de chaussettes ?

La cantine de l’école Gatinot de Montgeron était divisée en trois ou quatre petites salles, chacune supervisée par une maîtresse différente. En CE2, madame Lee Van Fu surveillait ma salle et m’a harcelé pendant près de six mois. Pendant les repas, elle nous faisait de grands sermons moraux et me prenait souvent en exemple pour expliquer ce qu’était une méchante personne. Souvent elle m’obligeait à finir le reste des assiettes de toute ma table. Un jour, elle a dit qu’un méchant garçon comme moi devait être puni et a appelé tous les enfants à venir me donner des coups de pieds à la sortie de la cantine. Ce qu’ils ont fait. Je me souviens que cela a duré quelques secondes. Beaucoup faisaient semblant. Quelques bleus à peine. Une petite fille est venue me voir, m’a dit qu’elle ne m’avait pas frappée, elle, que madame Lee Van Fu était méchante.

Quelques semaines plus tard, j’ai empoigné sa main, armée d’une fourchette, alors qu’elle voulait me faire avaler de force des haricots. Mes deux mains à moi ont serré tant qu’elles pouvaient son poignet à elle. Et j’ai dit « non ». Elle m’a dit de la lâcher, qu’elle allait appeler la directrice et que je me ferai renvoyer de l’école. J’ai dit « non ». J’ai hurlé. Elle avait peur.

Ensuite la directrice. J’ai tout raconté. Elle ne m’a pas cru. M’a demandé de m’excuser auprès de madame Lee Van Fu. M’a dit que je ne retournerai en classe que quand je serai calmé et que j’aurai présenté mes excuses. Ma mère est venue me chercher. On m’a changé de salle de cantine.

Comment expliquer que, moi qui disais tout à mes parents, pendant ces six mois je n’en ai pas parlé ? Je pense que ce harcèlement était tellement inconcevable que j’ai fait comme s’il n’existait pas.

Mercredi, une bibliothécaire de Mouffetard recevait une classe à la section jeunesse. Elle leur a lu l’Ogre de Silensonge, avec son accent d’on ne sait où qui mettait les mots en relief. Moi, caché derrière une étagère, je me suis fait tout petit et j’ai profité…

Au royaume de Silensonge, l’ogre a l’air si gentil que les adultes lui confient leurs enfants. Comme il est malin, il ne les mange pas en entier : « L’ogre de Silensonge mangeait les enfants par tout petits bouts, des petits bouts de cœur. Le cœur, c’est tout au fond, à l’intérieur. S’il en manque un morceau, cela ne se voit pas. » Les enfants deviennent tristes, même Lélio, le bavard, qui ne dit plus un mot. Heureusement, il rencontre le roi, se confie à lui et l’ogre est puni.

J’ai repensé à la Lee Van Fu et je me suis dit que, moi qui croyais tant aux livres, peut être que cette simple histoire m’aurait fait comprendre et réagir. Peut-être…

J’ai emprunté le livre et me suis plongé à nouveau dans l’histoire avec délectation. La force du texte de Véronique Massenot est dans sa simplicité. Contrairement aux règles habituelles de récit, elle ne décrit pratiquement rien de concret et ne place pas ses personnages dans des situations précises : on ne sait pas pour quelle raison les parents confient leurs enfants à l’ogre (est-il instituteur ? médecin ?) Aucune scène ne présente Lélio face à l’ogre. La punition de l’ogre n’est suggérée qu’à travers les dessins (il est jugé). Étrangement, ce sont ces imprécisions habiles qui font échapper l’histoire à l’anecdotique et permettent que chaque enfant investisse le texte de ses propres projections.

Ce manque de mises en situation dans le texte est en réalité comblé par les illustrations. Eva Offredo et ses dessins faussement naïfs était la collaboratrice idéale pour ce livre. Elle y exprime tant la dureté que la tendresse en empruntant la symbolique forte des dessins d’enfants.

Ce magnifique album me conforte dans ma position pour une littérature jeunesse positive de la cruauté. Cruauté, parce que les enfants y sont confrontés, plus souvent parfois que les adultes. Positive, parce qu’il s’agit de présenter au lecteur des solutions et non des morales. Ici : si un adulte est méchant avec toi, parles-en !

 

Commentaires

Quelle critique pertinente, percutante et touchante.
J'en ai les larmes aux yeux, et je repense à la madame Lee Van Fu de mon enfance...

Écrit par : Antonia | 04.12.2006

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